Résumé de section

  • Cette approche de Marc Henri Piault  intitulée "Cinéma et anthropologie" se compose de neuf leçons :

    • Leçon 1 : Pour la conquête du monde : "Anthropologie et Cinéma" 
    • Leçon 2 : Vers un nouveau langage
    • Leçon 3 : Les pères fondateurs
    • Leçon 4 : Décrire, illustrer ou expérimenter
    • Leçon 5 : Vers un ajustement du regard
    • Leçon 6 : Les fracas de l'Histoire
    • Leçon 7 : Cinéma vérité - Cinéma direct
    • Leçon 8 : Vers un ethnocinéma
    • Leçon 9 : Anthropologie et Cinéma, Morale et Politique
  • "La conquête politique et scientifique du monde"

    Naissance et développement du cinéma et de l'anthropologie à partir de la fin du XIXème siècle. Postures scientifiques d'exploration du monde (collecte, identification, appropriation) et d'instrumentalisation à l'origine de l'émergence d'un langage du cinéma. Une conception évolutionniste du monde.

    Dès son départ, le cinéma tente de saisir ce qui est l’objet même de l’ethnologie : les pratiques de l’être humain dans les relations qu’il établit et qu’il énonce avec ses semblables et avec l’environnement qui le situe et dont il dispose. Cependant la prise organisée d’images vise également à percevoir sinon marquer les frontières qui distinguent l’humanité de la nature à laquelle cependant l’être humain appartient tout en ne sachant pas toujours la place qu’il y occupe. Identification et distinction, telles sont les opérations constamment à l’oeuvre et dont on peut espérer qu’aucune jamais ne prendra le pas sur l’autre, leur balancement garantissant une vraie dynamique d’existence, de découverte, d’invention, de réalisation, un espace d’exercice de ce qui serait la liberté. A travers ces opérations s’élabore un constituant essentiels à tout récit, qu’il soit cinématographique ou narration de l’expérience ethnologique : le personnage filmé ou la personne dans son autochtonie anthropologique. Il est construit d’une part dans le cours d’un processus de caractérisation et d’autre part à travers une opération distinctive d’identification par rapport aux autre figures de compréhension et dans le cadre d’une mise en situation relative. Dans notre parcours nous suivrons les traces de ce personnage, autant dans le cinéma qu’en anthropologie, cherchant à reconnaître les différents moyens mis en œuvre pour son identification et sa qualification. 

    Films étudiés: L. Regnault, Marey, Muybridge, Edison, Dickson (Indian war Council ; Sioux Ghosts Dance), C. Haddon, W.B. Spencer, R. Pöch, A. Kahn (Les Archives de la Planète)

  • Postures scientifiques d'exploration du monde (collecte, identification, appropriation) et d'instrumentalisation à l'origine de l'émergence d'un langage du cinéma :

    Exploration et explication du monde se situaient dans la même optique de saisie de la totalité exprimée par le fondateur français de la thermochimie, Marcellin Berthelot, estimant que l’univers était désormais sans mystère : il paraissait désormais établi que rien n’échappait à une stricte détermination dont la recherche scientifique dévoilait peu à peu toutes les manifestations et procédures.

    Au-delà des formes et des fantasmes d’une sorte de traduction objective de la réalité qui se ferait dans le passage à l’image, l’histoire qui nous préoccupe et fait sens anthropologique, retrouve les réflexions de l’un des premiers grands théoriciens du cinéma, Béla Balazs, pour qui le travail de construction cinématographique est une interprétation de ce qu’il donne à voir à travers la succession organisée des images. Sous la forme du gros plan, un visage, détaché de son environnement, nous offre une expression directement significative : «... l’expression d’un visage isolé est un tout intelligible par lui-même, nous n’avons rien à y ajouter par la pensée, ni pour ce qui est de l’espace et du temps... Nous voyons de nos yeux quelque chose qui n’existe pas dans l’espace. Les sentiments, les états d’âme, les intentions, les pensées ne sont pas des choses spatiales, seraient-elles mille fois indiquées par des signes spatiaux.»

    Le cinéma s’invente et se produit dans un espace renouvelé dont il traduit justement la reconsidération et peut-être la reconstruction. L’anthropologie s’en empare immédiatement : elle est en synchronie avec une problématique semblable de l’observation, de la préservation et de la compréhension de cette relation paradoxale et sans cesse retrouvée entre l’universel et le particulier, entre moi et l’autre. En conséquence, les modalités d’exercice, l’usage anthropologique du cinéma et du fait cinématographique devraient éclairer la démarche elle-même en en précisant les conditions qui s’adapteraient à la finalité de ses usages.

    Films étudiés: Les Frères Lumière (Ashantis, Melbourne Cup), T. Edison (Indian Snake Dance Series in Moki Land) , R.W. Paul (Une course folle en auto dans Picadilly Circus), L'école de Brighton, H.G. Ponting (L'éternel silence), E. Curtis (In the Land of the head Hunters), L.T. Reis (Rituaes e Festas Borôro).

  • Les Pères Fondateurs

    Les postures anthropologiques fondatrices à travers les positions idéologiques et les partis pris de réalisations issus des premières expériences du cinéma documentaire.

    Au moment de la guerre de 1914-18, on repère les possibilités historiques de divergences et de choix dans l’interprétation de ce qui fonderait une anthropologie visuelle. A ce moment en effet se popularise un cinéma documentaire abordant l'altérité sociale tandis que le cinéma ethnographique, avant tout descriptif, fonctionne comme pour remplir les chapitres d’une encyclopédie des sociétés non industrielles en suivant les programmes de l’ethnologie classique. Les films circonscrivent des objets comme les techniques, l’habitat, l’artisanat, les différentes formes d’agriculture et, bien entendu, tous les rituels, toutes les cérémonies possibles qui restent les thèmes privilégiés de l’observation cinématographique.

    C’est au cinéma documentaire et parfois aux cinéastes passant du documentaire à la fiction que l’on doit l’exploration d’une réalité qui ne serait pas seulement exotique, c’est-à-dire engluée dans les caractéristiques d’irrémédiables différences, et surtout qui ne serait pas seulement fonctionnelle ou systémique ou institutionnelle. On leur doit également une réflexion sur les modalités d’une approche cinématographique du réel, sur la constitution d’un langage, c’est-à-dire d’une forme particulière pour saisir le monde alors qu'à la même époque les anthropologues se contenteront d’un usage minimaliste des caméras et des magnétophones, simples instruments d’observation et d’enregistrement, sans considérer la moindre problématique de réalisation.

    Films étudiés : D.Vertov (Kino Glaz, L'homme à la caméra) ; S. Eisenstein (Symphonie du Dombass, 3 chants pour Lénine); R. Flaherty (Nanouk of the North, Man of Aran, Lousiana Story).

  • Fiction, exotisme, dérive coloniale et au-delà: reconnaître la différence: 

    Au début du XXème siècle se réservant le champ des sociétés perçues comme en marge du courant unifiant de La Civilisation, l’ethnologie s’efforçait en réalité de découvrir sur le terrain de ses investigations la confirmation de représentations théoriques a priori, c’est-à-dire des sociétés figées dans une atemporalité structurelle et fonctionnelle. Ces travaux contribuaient à justifier, comme à la fin du XIX°siècle, le maintien sinon même l’extension des dominations coloniales par les pays occidentaux. Les images exotiques des cinéastes voyageurs et des rares productions d’intention ethnographique de l’époque contribuaient à rassurer l’homme blanc quand à ce qu’il estimait être ses “avances” technologiques et sociales : à l’opposé le cinéma désormais appelé «documentaire», montrait de nos sociétés des images critiques, peu encourageantes sinon même totalement désespérantes.

    Vers la fin des années vingt un mouvement fait progressivement émerger le cinéma de l’esthétisme formel de l’avant-garde pour s’approcher du réel, de la société environnante tout en cherchant à traduire par la dynamique des images, des mouvements de caméra, des luminosités et des cadrages, un sens sous-jacent à l’apparence des choses. Casser la linéarité narrative semble être une des premières leçons vertovienne qui marque le cinéma de ces années. En même temps persiste l’influence de l’expressionnisme allemand à laquelle vont se mêler le romantisme et le lyrisme environnemental hérités de Flaherty et des premiers grands films fictionnels ou documentaires d’aventures exotiques.

    Films :  Cooper et Shoedsack (Grass: a Nation Battle for Life), W. Ruttman (Symphonie d'une grande ville), S. Epstein (Finis Terrae), J. Vigo (A propos de Nice), L. Bunuel (Las hurdes), J. Ivens et H. Storck (Misère au Borinage), le cinéma social britannique ( Drifters; Song of Ceylan; Night Mail; Housing Problems.).

  • L'anthropologie de cette première "après-guerre" du XX° siècle se consacre essentiellement à la réalisation de séries-inventaires ou de programmes thématiques à vocation pédagogique, confiés généralement à des cinéastes professionnels (programme du Musée de l’Indien Américain ; F.W.Hodge et O.Cattell : Land of the Zuni and community work ; Paul Fejös : Horizons Noirs).

    Les films des ethnographes des premières décennies sont délibérément positivistes. L'anthropocentrisme blanc propose deux attitudes : la description distanciée des phases de l'humanisation ou l'émotion mystérieuse d'une différence irréductible. La Croisière Noire, récit d’un voyage à travers l’empire colonial français (Georges-Marie Haardt, Louis Audouin-Dubreuil), est de ceux qui, en France, font charnière, distinguant la découverte étonnée de l'autre de la nécessité imposée par la force de l'ordre métropolitain. L'exotisme envahit tous les secteurs de la création et le cinéma fait rêver à tous les horizons de la planète, rendus accessibles d'un coup de lanterne magique. Ce film est le poteau indicateur des relations entre ce que nous appellerions aujourd'hui le Nord et le Sud. La colonisation n’acceptait que les images justifiant cette soi-disant transition de la sauvagerie ou de la simplicité primitives vers l'instrumentalisation indigène (Le Baron Gourgaud : Chez les Buveurs de Sang ; Yves Allegret : Ténériffe ; René Clément : Au seuil de l’Islam ; L’Arabie Interdite).

    Deux ethnologues français filment (Patrick O’Reilly : Popoko, île sauvage ; Marcel Griaule : Au pays des Dogons ; Sous les Masques Noirs). Le texte du commentaire des films de Griaule tente une objectivité descriptive démentie malheureusement par la déclamation d’un speaker de la radio ! Griaule percevait cependant le cinéma comme instrument de description et de mesure pour la recherche.

    A partir des travaux de Margaret Mead et de Gregory Bateson en 1936, l’attention se porte sur le traitement par l’image cinématographique des identités psychologiques, des comportements, des attitudes et de tous les aspects non matériels des cultures. A des fins comparativistes, ils systématisent la prise quantitative d’images (Balinese Character : A Photographic Analysis ; 25000 photos, 6000 mètres de pellicule). Revendiquant l’appartenance de l’ethnologie au corps des « vraies » sciences, c’était une première initiative vers un repérage actif de secteurs privilégiés pour une exploration imagétique, en particulier dans le champ alors à peine reconnu des communications non verbales.

  • Pendant la seconde guerre mondiale, la production de films documentaires se développe considérablement. Une large diffusion est donnée à un nouveau type d’images : celles rapportées par des journalistes équipés de caméras portables chargées de bobines de pellicules 16mm de trente mètres permettant moins de trois minutes de filmage. Dans ces conditions le choix des images tournées et le problème du montage deviennent centraux. Il ne s'agit plus de traduire ou de transcrire une vérité antérieure à la production d'un film mais de faire accoucher à la réalité cette vérité particulière que produira le film.

    Guerre et après-guerre bouleversent à la fois les réalités, leurs représentations et les moyens techniques d’en rendre compte. Au Canada où Grierson avait créé en 1939 lOffice National du Film, ce nouveau cinéma documentaire prendra forme. Il sera de plus en plus difficile de le distinguer, de notre point de vue, d’un cinéma proprement anthropologique. Il s’agissait de favoriser au Canada une prise de conscience nationale au-delà des clivages linguistiques et culturels. Les réalisations montrent une contemporanéité vécue, la reconnaissance des particularismes sociaux et culturels et enfin le questionnement critique des réalités perçues. On saisit la banalité apparente avec des images sans apprêt que les anciens cadreurs professionnels n’auraient pas acceptées (Roman Kroitor, Paul Timkowicz, street railway switchman ; Colin Low, Corral ...).

    C’est la voie d’une anthropologie nouvelle montrant les différences sociales et culturelles à l’intérieur d’un ensemble politique donné et distinguant des personnages à partir desquels s’organise la narration. C’est un passage de l’objet au sujet avec, notamment, des productions financées par les organisations syndicales pour montrer leurs luttes et accentuer la prise de conscience sociale. Il y a une reconnaissance des conditions sociales, politiques et intellectuelles de la réalisation.

    En France, la guerre et l’occupation allemande avaient favorisé les valeurs fondées sur le moralisme du travail, l’obéissance au père et l’amour de la patrie. Georges Rouquier (Le Tonnelier ); 

     ;  propose une « vérité » mais en dehors du temps et de ses transformations dangereuses. A l’opposé social et politique mais également en dehors d’une véritable dynamique historique, Eli Lotar et Jacques Prévert filment la banlieue ouvrière (Aubervilliers).

    Poussant encore l’orientation objectiviste, en Autriche, l’Institut de Göttingen répond à la conscience très forte, pour les sciences sociales et en particulier pour l’anthropologie, d’un apparentement nécessaire aux modèles des sciences de la nature.

  • La parole en action : cinéma-vérité, cinéma-direct ?

    Richard Leacok, associé aux USA avec Robert Drew, Dan Pennebaker et Albert Maysles (Drew Associates) propose d’enregistrer les événements sans influencer leur déroulement et, à la limite, sans que la présence de la caméra ne soit perçue. C’est une exploration du champ apparemment paradoxal de l’objectivité engagée (R.Drew, R.Leacock, A.etD. Maysles : The children are watching) qui tentera une transcription de l’émotion dans la totalité d’un événement (D. Pennebaker : Monterey Pop). Voir et ressentir, ce sont là des propositions propres au cinéma direct.
    La période de l’après-guerre est aussi dans le monde une période d’interrogation sur les appartenances et les définitions nationales. Au Canada le cinéma de l’Office National du Film, destiné d’abord à présenter le Canada aux Canadiens, permet de manifester différentes interrogations identitaires, en particulier pour les cinéastes québécois. Pendant les années 1958-1960 un courant appelé Candid Eye (l’Oeil Candide) vise à aborder la réalité du quotidien sans idée préconçue (Michel Brault, Marcel Carrière, Gilles Groulx : Les Raquetteurs ; Wolf Koenig, Roman Koitor : 

    ).
    Il s’agit aussi pour le cinéma québéquois de revaloriser une culture et une langue nationale en s’approchant des lieux, des gens et en partageant leur parole (Pierre Perrault : La Bête Lumineuse ; Pour la suite du monde, Le règne du jour, ...). Comme le dit Perrault : « Un dialogue vécu doit être tiré de la substance même des personnages. » Le cinéaste reste son premier spectateur et il se pose des questions avec lesquelles il rencontre les autres.

    C’est ce qu’a tenté en France Mario Ruspoli  (Les Inconnus de la terre ; Regard sur le Folie ; La fête prisonnière). Pour lui, regarder c’est suivre et reconnaître l’intention des gestes et non pas les décomposer en suivant les plans unifiés d’une mesure universelle de l’efficace. C’est aussi, et peut-être surtout, écouter une parole en situation et non dans un dialogue préconçu par l’observateur.

    Cette écoute est essentielle à l’établissement d’une situation anthropologique introduisant la présence de l’anthropologue dans ce dont il doit rendre compte : elle le met lui-même, par l’échange des regards, dans un processus partagé de connaissance. Les conditions à partir desquelles s'organise, se projette l'intention d'une réalisation filmique peuvent être décisives et c'est ce que nous montre l'expérience menée au Brésil de 1964 à 1980 où, pour échapper à la dictature, des cinéastes, lancés par Thomaz Farkas (Brasil Verdade ; Herança do Nordeste), vont tenter de faire le portrait cinématographié d’un peuple et d’une région, le Nordeste mythique du Brésil. Le cinéma se donne une mission rejoignant celle des sociologues brésiliens : définir l’identité d’un peuple. Connaissance et re-connaissance sont les objectifs poursuivis, c’est une construction de la réalité témoignant d’une société en mouvement et montrant ce qu’alors il faut cacher.

  • Un ethnocinéma dialogique

    La production d’images met un regard à l’épreuve d'autres regards et l’écoute à d'autres écoutes. Cette confrontation conduit au discours critique de l’intersubjectivité. Les expériences menées permettent une réappréciation des rapports entretenus entre sociétés différentes et contribuent à cette décentration de la visée de l’autre dont l’anthropologie contemporaine tente de se faire l’instrument.
    On s’oriente vers une réflexion critique collective à propos du réel, donnant lieu notamment à des reconstitutions (Jean-Pierre Olivier de Sardan au Niger : La bouche déliée, mariage wogo). Il s’agit de rendre compte de la vie quotidienne aujourd’hui : les relations des hommes et des femmes, les interactions du social et du politique, du religieux et de l’économique. Guy Le Moal (Les Masques de feuilles ;  Le grand masque Molo) est conduit par ses « acteurs » à s’interroger sur les modalités contemporaines de la croyance en Afrique.
    Peu à peu le regard est entraîné, à travers la caméra entre les mains du réalisateur, à dépasser un simple enregistrement, il y a un mouvement vers, une adhésion dynamique au développement d’une situation. La situation anthropologique est un sas d’interconnaissance. Faire un film devient une conversation construite aussi bien d’incompréhension que de reconnaissance. Notamment lorsqu’il s’agit d’interpréter la relation des êtres humains avec leur environnement visible ou invisible (Nicole Echard : Noces de Feu).
    Au-delà des quotidiens vécus et ressentis, les situations locales se relient de plus en plus aux transformations économiques et politiques d’environnements plus larges et il y a une utilisation de plus en plus fréquente de techniques légères incluant la vidéo. On peut alors reconsidérer ce que pourrait être un ethnocinéma dialogique questionnant les transformations en cours sur les lieux des anciennes recherches (Patrick Menget, Yves Billon, Jean-François Schiano : Chronique du temps sec ; Bernard Saladin d’Anglure, Michel Treguer : Iglolik, notre terre ; Luis Figueroa : Les fils de Tupac Amaru).
    Le vécu exprimé et les expériences individuelles apparaissent, s’expriment (Jean-Louis Le Tacon : Cochon qui s’en dédit), interrogent le réalisateur mis en cause à son tour (Marc Piault : Akazama ; Eliane de Latour : Comptes et Contes de la Cour ; Les Temps du Pouvoir, Si bleu si calme).
    L’expérience de l’anthropologie audiovisuelle conduit aux interrogations réciproques, aux mises en question partagées, à la reconnaissance nécessaire.
    Jean Rouch engage une narration autour et avec des personnages bien identifiés qui agissent et s’expriment comme tels. Avec des travailleurs immigrés venus du Niger et du Mali, il réalise un film fondateur, film-culte du cinéma et de l'anthropologie, Les Maîtres Fous. Possession, migrations, aliénation coloniale sont les thèmes dominants de ce film. Par la suite il poursuit une longue conversation avec les hommes et les dieux des Songhay du Niger (Les Magiciens de Wanzerbé ; Dongo Horendi ; Yenendi de Gangel ; Fête des Gandyi Bi à Simiri…). Il prend notamment au sérieux l’imaginaire créateur des Songhay. L’autre ethnologisé n’est plus une curiosité archéologique : sujet, il s'adresse à ceux qui le regardent (Moi un Noir).
    L'anthropologue ne doit plus monopoliser l'observation et, à son tour, lui et sa culture doivent être l'objet du regard de l'autre. Cette tentative de réciprocité des regards se met en place avec Chronique d’un été, réalisé avec Edgar Morin. L’univers de l’affect et du sentiment fait partie des préoccupations anthropologiques tout autant que migrations internationales, relations interraciales, relations de genre, données de la communication non verbale, constitution de l'ordinaire et de l'extraordinaire… (Bataille sur le Grand Fleuve ; Jaguar ; 

     ; La chasse au lion à l'arc).
    En fictionnalisant certaines apparences, Rouch contribuait à la mise en question de notre propre réalité par les autres : il montrait bien qu’il s’agissait d’une réalité ethnologisable.

  • Le cinéma direct, inventé par Rouch, s’est largement développé au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande à partir des années soixante. La plupart des cinéastes et anthropologues anglo-saxons qui nous concernent, ont parcouru pour leur formation universitaire et professionnelle les différents pays anglophones où ils ont vécu et travaillé. Ils se connaissent presque tous et quelques uns ont travaillé ensemble.

    En Australie, à partir de 1965 dix neuf courts métrages, sous la direction de Ian Dunlop en collaboration avec l’anthropologue Robert Tomkinson, filment la vie quotidienne de deux groupes aborigènes (People of the Australian Western Desert. A  nineteen part series on the daily life and technology of some of the last Aboriginal families to live a traditional nomadic hunter-foodgather life in the desert). Puis Dunlop tourne avec l’anthropologue français Maurice Godelier (Baruya Village Life). A partir de 1971, Dunlop s’engage dans une entreprise à long terme (The Yrrkala Film Project) : il suit un groupe aborigène dont la vie a été bouleversée par l’ouverture d’une mine de bauxite, l’urbanisation et l’industrialisation capitaliste. Le tournage devient un journal collectif, suivant les étapes de la recherche. Enfin, avec un très ancien informateur, il construit une rétrospective-bilan qui devient une conversation entre deux hommes ayant partagé une expérience commune (Conversations with Dundiway Wanambi) et qui ouvre à la réflexion sur les dynamiques identitaires et les processus d’aménagements interculturels.


    A partir des années soixante dix, les cinéastes australiens, souvent en collaboration avec des anthropologues, situent leurs descriptions dans un contexte contemporain, partant de la position autochtone sur elle-même et sur le monde environnant. L’anthropologue Jerry Leach et le cinéaste Garry Kildea filment l’invention d’un rituel par une société dominée détournant l’ordre culturel imposé (Trobriand Cricket : an ingenious response to colonialism). Poursuivant le dévoilement d’une réalité nouvelle, Kildea tourne en 1978 avec Dennis O’Rourke un film sur la première grande campagne électorale en Papouasie-Nouvelle Guinée récemment indépendante (Ileksen). Par la suite O’Rourke filme, toujours en Papouasie-Nouvelle Guinée, la rencontre entre un groupe de touristes européens et américains remontant le fleuve Sepik et les habitants des villages riverains (Cannibal Tours), puis en Mélanésie une pêche rituelle au requin (The Sharkcallers of Kontu). Récusant l’identification avec l’ethnologie dont il craint les théorisations, O’Rourke revendique une liberté et la possibilité d’une éventuelle implication du cinéaste par rapport au sujet. Position en définitive assez proche de celle de Rouch.
    Certainement le développement des techniques du «cinéma léger», avec l’enregistrement synchrone de l’image et du son, contribue très largement à la prise en considération de l’autre comme tel.

    En 1975 l’australien David MacDougall suggère la prise en considération de l’autre comme partenaire égal dans la réalisation du film, comme «producteur primaire» de la réalité filmique, au même titre que le réalisateur lui-même. C’est l’invention du «cinéma participant ». Judith et David MacDougall décrivent la vie des Jie, pasteurs nomades du nord-est de l’Uganda (To live with Herds: a dry season among the Jie) puis ils réalisent au nord ouest du Kenya, chez les Turkana, éleveurs semi-nomades comme les Jie, une trilogie (Turkana Conversations). C’est une rencontre entre des personnes. Elles apprennent ensemble à se connaître, à se reconnaître, elles mettent en phase une disponibilité à l’autre, elles développent une sympathie passant par une curiosité, un désir partagé de connaissance et de compréhension du monde auquel nous appartenons et qui ne se réduit pas aux formes de nos proximités. Ce serait là une phénoménologie imagétique, faisant du questionnement et des modalités d’approche, donc de la démarche elle-même, une part constitutive du processus de connaissance et d’identification des objets.
    En 1980, le réalisateur et anthropologue américain John Marshall réalise N!ai, the Story of a !Kung Woman. C’est l’histoire d’une jeune femme appartenant à un groupe de Bushmen vivant dans le désert du Kalahari, longtemps sous le contrôle de l’Afrique du Sud avant de devenir une partie du nouvel État de Namibie. Le film est construit à partir de plans et de séquences empruntés aux films tournés depuis 1951 par Marshall sur la famille de cette jeune femme, N!ai (The Hunters ; A Joking Relationship ; A Curing Ceremony ; Bitter Melons). N!ai commente elle-même les diverses étapes de son histoire. Il se passe quelque chose pendant la durée du film et qui n’est pas l’enregistrement d’un événement dont le déroulement serait extérieur, indépendant de la réalisation proprement dite. La réalisation elle-même est événement et cette réalité nous est transmise et soumise. Ce que le film offre à voir est au présent continu, celui de la réalisation elle-même et de la projection considérée comme moment essentiellement participant de la situation initialement filmée.
    L’utilisation dans un film d’éléments empruntés à des époques différentes conduit à un renouvellement du regard et de la compréhension de ce qu’ils montrent. Il s’agit d’un réaménagement syntagmatique, instaurant l’entreprise filmique comme action dans et éventuellement sur le présent.
    Les regards comparent et se comparent, leur appartenance à un monde partagé dans un temps commun n’en fait pas nécessairement un temps partagé dans un monde commun.
    Au début des années 1980, les réalisateurs australiens Bob Connolly et Robin Anderson, alertés par une émission de radio consacrée à la politique coloniale de l’Australie en Papouasie-Nouvelle Guinée, décident de faire un film sur ce sujet. Ils découvrent que, dans les années 30, les vallées du centre du pays, jusqu’alors inconnues, sont pénétrées par des chercheurs d’or australiens. Après recherches ils identifient une expédition menée par trois frères et cinquante ans plus tard, Connolly et Anderson rencontrent des témoins de cette aventure. Ils leur montrent les documents retrouvés des frères Leahy, filment leurs réactions et recueillent auprès d’eux et des deux frères explorateurs encore en vie un récit de ce «First Contact». L’alternance des temps et des témoignages fait douter de l’ordre dans lequel se déroulent les événements et l’on n’est pas certain que les images de 1930 ne soient pas d’aujourd’hui. Ils réalisent ensuite deux autres films sur les événements contemporains impliquant notamment le fils naturel de l’un des frères chercheurs d’or avec une jeune femme autochtone (Joe Leahy’s Neighbours Black Harvest). Les regards échangés, les modèles partagés, les rôles divisés, les paroles croisées, le grand marchandage des formes sociales s’exécute devant et grâce à la caméra qui en est un agent actif. A l’intention de tournage des réalisateurs s’ajoute l’intention de tournage des personnages. Le film n’est pas le compte rendu d’un spectacle vivant, il appartient au déroulement des faits ; sans en être la cause principale, il complète l’intention générale et ajoute, tant sur le plan interne qu’en direction de l’extérieur, la possibilité de justification, on pourrait presque dire l’émergence d’auto-analyses. La voie d’une appropriation est ainsi ouverte, rendant possible un renversement des positions. Ce n’est plus le regard de l’autre autorisé par et dans un échange rendu possible mais un regard qui s’impose dans la direction de son choix.

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