Section 4. Les situations de collusion sur les marchés oligopolistiques

3. L’entente tacite : la conjecture de la demande coudée

Nous avons suggéré dans la section 2 que les situations de jeux répétés en oligopole pouvaient susciter des comportements coopératifs entrainant une entente tacite. Une entente tacite se produit en effet lorsque toutes les firmes d’un oligopole décident de maintenir durablement une production faible et un prix élevé sur le marché, sans négociation préalable.

La conjecture de la demande coudée fournit une explication complémentaire de l’existence durable de tels comportements sur les marchés oligopolistiques.

Supposons que chaque firme anticipe une réaction négative de ses concurrents en cas d’augmentation de sa production. Elle anticipe que, en augmentant sa production, elle enverra un signal non coopératif à ses concurrents, ces derniers réagissant alors en adoptant eux-mêmes un comportement non coopératif, c’est-à-dire en augmentant à leur tour leur production.

Dans une telle situation, représentée à la figure 4, la courbe de recette moyenne de chaque firme est « coudée » au point C. En ce point, la firme maximise son profit en produisant la quantité Q* égalisant son coût marginal Cm1 à sa recette marginale.

Figure 4. La conjecture de la demande coudée

Elle anticipe néanmoins une forte asymétrie de la réaction de la  demande en cas de baisse ou de hausse de sa production par rapport à Q*:

♦ si elle réduit sa production en deçà de Q*, aucun concurrent ne modifiera sa production. La baisse de sa production n’aura donc qu’un impact limité sur le prix du marché : la courbe de demande adressée à l’entreprise est donc relativement plate à gauche de C.

si elle augmente sa production au delà de Q*, ce signal déclenchera les représailles de ses concurrents qui produiront également davantage. La courbe de demande à l’entreprise est donc beaucoup plus pentue à droite de C : toute augmentation de sa production se traduira par une forte baisse du prix de vente.

Le coude au point C entraine donc une rupture dans la courbe de recette marginale, cette dernière étant verticale entre E et E’. Comme l’indique la figure 4, toute baisse des coûts de production induisant un déplacement du coût marginal entre Cm1 et Cm3 n’entrainera aucune modification de la quantité maximisant le profit Q*. La firme ne cherchera pas à  répercuter les baisses de coûts en baisse de prix pour les consommateurs, par crainte de déclencher une « guerre de prix » ruineuse avec ses concurrents. Seule une forte baisse de coût (jusqu'à Cm4) conduirait l’oligopoleur à rompre l’entente tacite, en augmentant sa production.

La conjecture de la demande coudée permet donc de comprendre la forte stabilité des prix et des parts de marché constatée sur certains marchés oligopolistiques, en dépit de changements technologiques importants  induisant une baisse des coûts de production.