Leçon 9 : Anthropologie et Cinéma, Morale et Politique
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Le cinéma direct, inventé par Rouch, s’est largement développé au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande à partir des années soixante. La plupart des cinéastes et anthropologues anglo-saxons qui nous concernent, ont parcouru pour leur formation universitaire et professionnelle les différents pays anglophones où ils ont vécu et travaillé. Ils se connaissent presque tous et quelques uns ont travaillé ensemble.
En Australie, à partir de 1965 dix neuf courts métrages, sous la direction de Ian Dunlop en collaboration avec l’anthropologue Robert Tomkinson, filment la vie quotidienne de deux groupes aborigènes (People of the Australian Western Desert. A nineteen part series on the daily life and technology of some of the last Aboriginal families to live a traditional nomadic hunter-foodgather life in the desert). Puis Dunlop tourne avec l’anthropologue français Maurice Godelier (Baruya Village Life). A partir de 1971, Dunlop s’engage dans une entreprise à long terme (The Yrrkala Film Project) : il suit un groupe aborigène dont la vie a été bouleversée par l’ouverture d’une mine de bauxite, l’urbanisation et l’industrialisation capitaliste. Le tournage devient un journal collectif, suivant les étapes de la recherche. Enfin, avec un très ancien informateur, il construit une rétrospective-bilan qui devient une conversation entre deux hommes ayant partagé une expérience commune (Conversations with Dundiway Wanambi) et qui ouvre à la réflexion sur les dynamiques identitaires et les processus d’aménagements interculturels.
A partir des années soixante dix, les cinéastes australiens, souvent en collaboration avec des anthropologues, situent leurs descriptions dans un contexte contemporain, partant de la position autochtone sur elle-même et sur le monde environnant. L’anthropologue Jerry Leach et le cinéaste Garry Kildea filment l’invention d’un rituel par une société dominée détournant l’ordre culturel imposé (Trobriand Cricket : an ingenious response to colonialism). Poursuivant le dévoilement d’une réalité nouvelle, Kildea tourne en 1978 avec Dennis O’Rourke un film sur la première grande campagne électorale en Papouasie-Nouvelle Guinée récemment indépendante (Ileksen). Par la suite O’Rourke filme, toujours en Papouasie-Nouvelle Guinée, la rencontre entre un groupe de touristes européens et américains remontant le fleuve Sepik et les habitants des villages riverains (Cannibal Tours), puis en Mélanésie une pêche rituelle au requin (The Sharkcallers of Kontu). Récusant l’identification avec l’ethnologie dont il craint les théorisations, O’Rourke revendique une liberté et la possibilité d’une éventuelle implication du cinéaste par rapport au sujet. Position en définitive assez proche de celle de Rouch.
Certainement le développement des techniques du «cinéma léger», avec l’enregistrement synchrone de l’image et du son, contribue très largement à la prise en considération de l’autre comme tel.En 1975 l’australien David MacDougall suggère la prise en considération de l’autre comme partenaire égal dans la réalisation du film, comme «producteur primaire» de la réalité filmique, au même titre que le réalisateur lui-même. C’est l’invention du «cinéma participant ». Judith et David MacDougall décrivent la vie des Jie, pasteurs nomades du nord-est de l’Uganda (To live with Herds: a dry season among the Jie) puis ils réalisent au nord ouest du Kenya, chez les Turkana, éleveurs semi-nomades comme les Jie, une trilogie (Turkana Conversations). C’est une rencontre entre des personnes. Elles apprennent ensemble à se connaître, à se reconnaître, elles mettent en phase une disponibilité à l’autre, elles développent une sympathie passant par une curiosité, un désir partagé de connaissance et de compréhension du monde auquel nous appartenons et qui ne se réduit pas aux formes de nos proximités. Ce serait là une phénoménologie imagétique, faisant du questionnement et des modalités d’approche, donc de la démarche elle-même, une part constitutive du processus de connaissance et d’identification des objets.
En 1980, le réalisateur et anthropologue américain John Marshall réalise N!ai, the Story of a !Kung Woman. C’est l’histoire d’une jeune femme appartenant à un groupe de Bushmen vivant dans le désert du Kalahari, longtemps sous le contrôle de l’Afrique du Sud avant de devenir une partie du nouvel État de Namibie. Le film est construit à partir de plans et de séquences empruntés aux films tournés depuis 1951 par Marshall sur la famille de cette jeune femme, N!ai (The Hunters ; A Joking Relationship ; A Curing Ceremony ; Bitter Melons). N!ai commente elle-même les diverses étapes de son histoire. Il se passe quelque chose pendant la durée du film et qui n’est pas l’enregistrement d’un événement dont le déroulement serait extérieur, indépendant de la réalisation proprement dite. La réalisation elle-même est événement et cette réalité nous est transmise et soumise. Ce que le film offre à voir est au présent continu, celui de la réalisation elle-même et de la projection considérée comme moment essentiellement participant de la situation initialement filmée.
L’utilisation dans un film d’éléments empruntés à des époques différentes conduit à un renouvellement du regard et de la compréhension de ce qu’ils montrent. Il s’agit d’un réaménagement syntagmatique, instaurant l’entreprise filmique comme action dans et éventuellement sur le présent.
Les regards comparent et se comparent, leur appartenance à un monde partagé dans un temps commun n’en fait pas nécessairement un temps partagé dans un monde commun.
Au début des années 1980, les réalisateurs australiens Bob Connolly et Robin Anderson, alertés par une émission de radio consacrée à la politique coloniale de l’Australie en Papouasie-Nouvelle Guinée, décident de faire un film sur ce sujet. Ils découvrent que, dans les années 30, les vallées du centre du pays, jusqu’alors inconnues, sont pénétrées par des chercheurs d’or australiens. Après recherches ils identifient une expédition menée par trois frères et cinquante ans plus tard, Connolly et Anderson rencontrent des témoins de cette aventure. Ils leur montrent les documents retrouvés des frères Leahy, filment leurs réactions et recueillent auprès d’eux et des deux frères explorateurs encore en vie un récit de ce «First Contact». L’alternance des temps et des témoignages fait douter de l’ordre dans lequel se déroulent les événements et l’on n’est pas certain que les images de 1930 ne soient pas d’aujourd’hui. Ils réalisent ensuite deux autres films sur les événements contemporains impliquant notamment le fils naturel de l’un des frères chercheurs d’or avec une jeune femme autochtone (Joe Leahy’s Neighbours ; Black Harvest). Les regards échangés, les modèles partagés, les rôles divisés, les paroles croisées, le grand marchandage des formes sociales s’exécute devant et grâce à la caméra qui en est un agent actif. A l’intention de tournage des réalisateurs s’ajoute l’intention de tournage des personnages. Le film n’est pas le compte rendu d’un spectacle vivant, il appartient au déroulement des faits ; sans en être la cause principale, il complète l’intention générale et ajoute, tant sur le plan interne qu’en direction de l’extérieur, la possibilité de justification, on pourrait presque dire l’émergence d’auto-analyses. La voie d’une appropriation est ainsi ouverte, rendant possible un renversement des positions. Ce n’est plus le regard de l’autre autorisé par et dans un échange rendu possible mais un regard qui s’impose dans la direction de son choix.