4.3. Langues nomitatives et langues ergatives

Bien que reposant sur un seul critère, la distinction entre langues nominatives et langues ergatives met en jeu deux propriétés : 1) l’identification morphosyntaxique des fonctions sujet et objet dans les phrases transitives, 2) le statut morphosyntaxique du sujet des phrases intransitives. Cette dernière propriété est liée à la précédente car le statut du sujet des phrases intransitives est défini par rapprochement avec les propriétés du sujet et/ou de l’objet des phrases transitives.

4.3.1. L’identification des fonctions

Considérons tout d’abord le cas du français dans l’exemple suivant :

Le mécanicien répare les voitures

Cette phrase comporte un verbe et deux arguments. Les arguments sont les expressions référentielles qui renvoient à des individus ou à des objets. L’un des arguments du verbe est celui qui fait quelque chose (l’agent) et le second, la chose ou la personne, affectée ou concernée, par l’activité du premier (le patient). C’est une propriété lexicale du verbe transitif réparer que de se construire avec deux arguments, interprétés respectivement comme agent et comme patient. Dans la phrase précédente, l’agent est “le mécanicien” et le patient “les voitures”. En français, l’agent du verbe est représenté en syntaxe par le sujet, tandis que le patient est exprimé par l’objet. Le rapport entre les arguments du verbe et les fonctions syntaxiques est différent dans la construction passive ; le patient devient le sujet, alors que l’agent occupe une position périphérique facultative, introduite par une préposition :

Les voitures sont réparées (par le mécanicien)

Les deux fonctions syntaxiques de la phrase transitive sont identifiées en français par deux propriétés : le sujet se place devant le verbe et il s’accorde en nombre et en personne avec le verbe. L’objet se place après le verbe et ne s’accorde pas avec le verbe. Rien dans la forme des syntagmes nominaux le mécanicien et les voitures ne permet d’identifier leur fonction respective. Ces mêmes syntagmes nominaux gardent la même forme dans les phrases suivantes où ils n’ont pas la même fonction :

Le client attend le mécanicien
Les voitures sont accidentées

Il n’en va pas de même si les syntagmes nominaux de la première phrase sont remplacés par des pronoms :

Il les répare

Cette fois la forme du pronom participe à l’identification de la fonction puisqu’en français, les pronoms varient selon la fonction (il/elle, le/la, lui…). Cette variation de la forme des pronoms selon leur fonction est à mettre en rapport avec l’invariabilité des pronoms dans une langue comme le vietnamien (voir les exemples précédents en 4.2.1.1).

En résumé, trois propriétés concourent à l’identification des fonctions syntaxiques nécessaires à l’interprétation des arguments du verbe :

  1. la place par rapport au verbe
  2. l’accord avec le verbe
  3. la forme des syntagme nominaux

Ces trois moyens d’identification des fonctions sont employés diversement selon les langues, et même au sein des langues, comme le montre le cas du français avec le traitement différent de l’objet pronominal.

La distinction entre langues nominatives et langues ergatives sera traitée dans ce qui suit à partir de ces trois propriétés et de manière inégale : 1) identification des fonctions par le marquage casuel, 2) identification des fonctions par l’accord du verbe, et 3) dans une moindre mesure, identification des fonctions par la place des arguments du verbe.

4.3.1.1. L’identification par le cas morphologique

L’identification morphologique des arguments du verbe est notée dans les structures suivantes par un indice qui représente la présence d’un segment (suffixe, clitique, particule, adposition). Les différentes possibilités sont les suivantes :

  1. Sα V Oβ Les deux arguments sont marqués.
  2. Sα V O Le sujet seul est marqué.
  3. S V Oα L’objet seul est marqué.
  4. S V O Aucun des deux arguments n’est marqué.

Les exemples correspondants sont les suivants (les marques casuelles sont en gras) :

japonais
Hanako ga hon o katta
Hanako NOM livre ACC achète
Hanako achète un livre
basque
Martinek gizona ikusi du
Martin+ERG homme a vu
Martin a vu l’homme
hongrois
János könyvet olvas
János livre+ACC lit
János lit le livre
chinois
Wo chi rou
je manger viande
Je mange de la viande

NOMinatif, ACCusatif, ERGatif

Commentaire :

Dans l’exemple japonais, les deux arguments du verbe sont identifiés respectivement par les particules casuelles ga (sujet) et o (l’objet). Dans l’exemple basque, c’est le sujet seul qui est marqué (suffixe de cas ergatif : -ek) alors qu’en hongrois, c’est l’inverse : l’objet est marqué (accusatif -t) mais pas le sujet. En chinois, aucun des arguments n’est marqué morphologiquement pour l’identification du sujet et de l’objet. Il est évident par conséquent que c’est la place respective des arguments qui identifie les fonctions.

Si l’on s’en tient uniquement au marquage casuel, on dira que le hongrois est une langue nominative ; absence de marquage casuel sur le sujet, et présence d’une marque casuelle sur l’objet (accusatif), alors que le basque est une langue ergative du fait de la présence d’une marque casuelle sur le sujet (ergatif) et de l’absence de marquage de l’objet. On ne peut rien dire pour le moment du japonais et du chinois du fait que ces langues n’utilisent pas de marquage distinctif tel qu’un seul des deux arguments soit marqué.

4.3.1.2. L’identification par l’accord du verbe

Une autre façon de distinguer les arguments du verbe transitif est l’accord du verbe. De nouveau, nous devons envisager toutes les possibilités puisqu’elles sont effectivement représentées dans les langues. Dans les structures suivantes, les indices S et O sur le verbe signale respectivement l’accord avec le sujet et l’accord avec l’objet. La nature de l’accord importe peu ici (accord, en nombre, en personne, en genre…) car c’est la présence de la relation qui est pertinente et non pas son contenu.

  1. S Vso O Les deux arguments s’accordent avec le verbe.
  2. S Vs O Le sujet seul s’accorde avec le verbe.
  3. S Vo O L’objet seul s’accorde avec le verbe.
  4. S V O Aucun des deux arguments ne s’accorde avec le verbe.

Les exemples correspondants sont les suivants (les marques d’accord sont en gras) :

quiché
Koxacukuk
ASP+1PL/O+2SG/S+chercher
Tu nous cherches
Katkacukuk
ASP+2SG/O+1PL/S+chercher
Nous te cherchons
russe
On pročital etu knigu
il lire+3SG/M le livre+ACC
Il lit le livre
Ona pročitala etu knigu
elle lire+3SG/F le livre+ACC
Elle lit le livre
avar
Vasas jas jec:ula
garçon+ERG fille 3SG/F+complimenter
Le garçon complimente la fille
Jasas vas vec:ula
fille+ERG garçon 3SG/M+complimenter
La fille complimente le garçon
chinois
Wo chi rou
je manger viande
Je mange de la viande
wo men chi rou
je PL manger viande
Nous mangeons de la viande

1SG/S = première personne du singulier (sujet)
1SG/O = première personne du singulier (objet)
3SG/M = troisième personne du masculin singulier
3SG/F = troisième personne du féminin singulier
PLuriel

Commentaire :
En quiché (langue maya du Guatemala), le verbe présente deux jeux de marques d’accord ; une série pour le sujet et une seconde pour l’objet. Dans l’exemple précédent, nous avons deux préfixes dans chacun des deux paradigmes :
sujet {a- = 1PL , ka- = 2SG}
objet {at- = 2SG, ox- = 1PL}

La personne du sujet et de l’objet de ces phrases n’est pas représentée par un pronom indépendant car l’accord suffit à l’identification des personnes (voir à ce propos le paramètre Pro-drop de la grammaire générative dans la partie consacrée à la typologie paramétrique).

En russe, le sujet seul s’accorde avec le verbe (accord en personne, nombre et genre) : suffixe -Ø pour la troisième personne du masculin singulier et -a pour la troisième personne du féminin singulier.

En avar (langue nakho-daghestanienne du Caucase ), c’est l’objet qui s’accorde en personne, nombre et genre : préfixe v- pour la troisième personne du masculin singulier et préfixe j- pour la troisième personne du féminin singulier.

De nouveau ici l’exemple chinois pour illustrer l’absence d’accord (le chinois étant une langue isolante, noms et verbes sont strictement invariables).

4.3.1.3. L’identification par la place des arguments

Considérons maintenant la place relative des arguments par rapport au verbe pour l’identification des fonctions. Comme précédemment, quatre possibilités selon que les places sont fixes ou non (les arguments ayant une place fixe sont soulignés). L’ordre des constituants de la phrase n’étant pas pertinent ici, on s’en tiendra à une séquence du type SVO. Entre parenthèses, les autres séquences possibles dès lors qu’un argument n’est pas fixe :

  1. SVO, les deux arguments occupent une place fixe.
  2. SVO ( SOV), le sujet seul occupe une place fixe.
  3. SVO, (VOS), l’objet seul occupe une place fixe.
  4. SVO, (SOV, OVS, OSV, VSO, VOS), aucun des deux arguments n’a de place fixe.

Très peu de langues n’utilisent que la place des arguments pour l’identification des fonctions syntaxiques. Seuls le premier et le dernier cas de figure sont sans ambiguïté puisqu’il concerne d’une part les langues qui n’ont pas d’autres moyens d’identification (c’est évidemment le cas du chinois et du vietnamien), et d’autre part, les langues qui disposent d’un moyen morphosyntaxique (cas et/ou accord) pour l’identification de arguments. La place des arguments n’est jamais pertinente pour ces langues telles le finnois, le latin… qui sont connues pour être des langues à ordre des mots libre (pour être plus précis, ce sont les constituants de la phrase qui sont libres et non les mots, car la place relative du déterminant et du nom au sein du syntagme nominal, par exemple, est fixe). Reste les deux cas intermédiaires pour lesquels il est difficile de trouver des exemples probants. On laissera donc de côté ce point.

4.3.2. Prototype nominatif et prototype ergatif

Les trois propriétés précédentes participent à l’identification des arguments des verbes transitifs et concourent par conséquent à la caractérisation des fonctions syntaxiques sujet et objet. Considérons à nouveau le cas du français dans l’exemple très simple :
il le regarde

Les arguments du verbe sont ici des pronoms. Le sujet se caractérise par les trois propriétés : 1) il se place devant le verbe, 2) il s’accorde avec le verbe et 3) sa forme est différente de celle de l’objet (bien que cela ne soit pas très courant dans les descriptions du français, il est tout à fait légitime de parler de cas nominatif pour cette forme du pronom). Le pronom objet : 1) est placé devant le verbe (mais après le sujet), 2) il ne s’accorde pas avec le verbe, et 3) sa forme permet de le distinguer du sujet (le = forme accusative du pronom de troisième personne du masculin singulier).

Deux des trois propriétés (place et accord) suffisent à la caractérisation du sujet et de l’objet nominal (pas de cas morphologiques en français pour les noms) :
Le voyageur regarde le passant

Le sujet s’accorde avec le verbe et se place devant. L’objet ne s’accorde pas et se place après le verbe. Comme le montrent les deux exemples suivants, un changement de place implique un changement de fonction et un traitement différent vis à vis de l’accord.
Le passant regarde le voyageur
Les passants regardent le voyageur

Cas et accord étant très souvent complémentaires dans l’identification des fonctions syntaxiques, la prise en compte de ces deux propriétés morphosyntaxiques permet de dégager les prototypes suivants :

Langue nominative : S Vs 0β
Langue ergative : Sα Vo O

Exemples :

Langue nominative, turc
ben evi gördüm
je+NOM maison+ACC voir+PAS+1SG
J’ai vu la maison
Langue ergative, avar
Vasas jas jec:ula
garçon+ERG fille 3SG/F+complimenter
Le garçon complimente la fille

Dans les langues du premier type, le sujet est non marqué (cas nominatif) et s’accorde avec le verbe. L’objet ne s’accorde pas avec le verbe et il est marqué par le cas accusatif. Dans l’exemple turc, l’accusatif est représenté par le suffixe -i et l’accord (personne et nombre) est représenté par le suffixe -m (première personne du singulier). On désigne les langues de ce type par le nom des deux cas morphologiques du sujet et de l’objet. On parle alors de langues du type nominatif/accusatif ou plus simplement, de langues nominatives.

Dans les langues du second type, le sujet est marqué (cas ergatif) et ne s’accorde pas avec le verbe. L’objet s’accorde avec le verbe et il est non marqué. Dans l’exemple avar, l’ergatif est représenté par le suffixe -as et l’accord (personne,nombre et genre) est représenté par le préfixe j-. Dans ces langues, le cas non marqué est appelé cas absolutif. Ces langues correspondent au type ergatif/absolutif, et on dira plus simplement qu’il s’agit de langues ergatives.

Bien entendu, le cas et l’accord ne se comportent pas toujours exactement comme dans les prototypes précédents. Conformément aux différents cas de figure, on peut trouver quasiment toutes les combinaisons possibles, aussi bien dans la comparaison des langues qu’au sein des langues elles mêmes, car ces dernières ne sont pas toujours homogènes vis à vis de la distinction entre les deux types. Des langues ont, par exemple, une structure nominative pour les arguments nominaux et une structure ergative pour les arguments pronominaux. Autre exemple : des langues ont une structure nominative lorsque le verbe est à un temps donné, mais une structure ergative pour un autre temps…

Des langues nominatives ou ergatives peuvent avoir un double marquage casuel et/ou un accord avec les deux arguments, et à l’opposé, la distinction entre langues nominatives et langues ergatives peut se réduire parfois à une seule des deux propriétés.

4.3.3. Statut du sujet des phrases intransitives

Les trois propriétés précédentes (cas, accord et place) peuvent ne pas suffire à la caractérisation des langues au regard de la distinction entre langues nominatives et langues ergatives. Considérons les trois exemples suivants empruntés respectivement au japonais, au swahili et au norvégien :

japonais
Hanako ga hon o katta
Hanako NOM livre ACC achète+PAS
Hanako a acheté un livre
swahili
Hamisi alimwona Juma
Hamisi 3SG/S+PAS+3SG/O+voir Juma
Hamisi a vu Juma
norvégien
De leser historie
ils étudier+PRES histoire
Ils étudient l’histoire

3SG/S = troisième personne du singulier (sujet)
3SG/O = troisième personne du singulier (objet)
NOMinatif, ACCusatif, PASsé, PRESent

Ces exemples représentent trois cas extrêmes. En japonais, les arguments sont tous les deux marqués par une particule postposée équivalant à un suffixe de cas morphologique, mais pas d’accord du verbe. En swahili, le verbe s’accorde avec le sujet et l’objet mais ces derniers n’ont aucun marquage distinctif. En norvégien, il n’y a ni accord ni cas. Dans les trois exemples, la place des arguments ne suffit pas à identifier les fonctions. Quel serait alors le critère pertinent, sachant que les langues varient également en fonction de l’organisation linéaire des constituants ? (on abordera ce point en typologie implicationnelle). La place apparaît comme un critère secondaire, jamais comme un critère suffisant.

En outre, le double marquage casuel, ainsi que l’accord du verbe à la fois avec le sujet et l’objet, suffit à identifier les fonctions syntaxiques. L’ordre des constituants dans ces langues admet par conséquent des variations comme le montrent les deux exemples suivants du japonais :

japonais
Hanako ga susi o tabeta
Hanako NOM sushi ACC a mangé
Hanako a mangé des sushis
susi o Hanako ga tabeta
sushi ACC Hanako NOM a mangé
Hanako a mangé des sushis

Notons ici que le nom des particules (nominatif et accusatif) n’est évidemment pas un critère pour savoir si le japonais est une langue nominative ou ergative (en dehors de tout autre critère, on pourrait tout aussi bien utiliser les termes ergatif et absolutif).

Puisque la place n’est jamais un critère suffisant, une autre propriété s’avère nécessaire pour la distinction entre le type nominatif et le type ergatif. Cette propriété s’appuie sur les deux précédentes et prend en compte cette fois le sujet des phrases intransitives. La question est alors la suivante : le sujet des phrases intransitives se comporte-t-il comme le sujet ou comme l’objet des phrases transitives ? Étant donné que la référence aux fonctions syntaxiques peut être quelque peu gênante (puisqu’on est amené à dire qu’un sujet peut être comme un objet), on préférera la formulation suivante : l’unique argument des phrases intransitives se comporte-t-il comme le sujet ou comme l’objet des phrases transitives ?

À nouveau deux prototypes :
Langue nominative : SVO et "S"V
Langue ergative : SVO et "O"V
Rappel : l’ordre des constituants n’est pas pertinent dans ces structures.

Les deux caractérisations sont les suivantes :

Langue nominative
Une langue nominative est une langue dans laquelle l’unique argument des phrases intransitives se comporte (vis à vis du cas morphologique et/ou de l’accord) comme le sujet d’une phrase transitive.

Langue ergative
Une langue ergative est une langue dans laquelle l’unique argument des phrases intransitives se comporte (vis à vis du cas morphologique et/ou de l’accord) comme l’objet d’une phrase transitive.

Dans les structures précédentes, j’ai utilisé les guillemets pour l’unique argument des phrases intransitive : cette notation doit se lire “se comporte comme”. Je reviendrai sur ce point plus loin.

Exemples illustrant les deux prototypes :

Langue nominative, turc
ben evi gördüm
je+NOM maison+ACC voir+PAS+1SG
J’ai vu la maison
ben geldim
je+NOM venir+PAS+1SG
Je suis venu
Langue ergative, avar
Jasas vas vec:ula
fille+ERG fille 3SG/F+complimenter
La fille complimente le garçon
Vas vekerula
garçon+ABS 3SG/M+courir
Le garçon court

En turc, le sujet de la phrase transitive s’accorde avec le verbe, il est non marqué (nominatif) et l’objet est marqué par l’accusatif (-i). L’unique argument de la phrase intransitive se comporte comme le sujet de la phrase transitive : accord du verbe au moyen des mêmes désinences (ici -m pour la première personne) et absence de suffixe casuel (= nominatif).

En avar, l’objet de la phrase transitive s’accorde avec le verbe, il est non marqué (= absolutif) et le sujet est marqué par l’ergatif (-as). L’unique argument de la phrase intransitive se comporte comme l’objet de la phrase transitive : accord du verbe au moyen des mêmes désinences (ici v- pour la troisième personne du masculin singulier) et absence de suffixe casuel (= absolutif).

Revenons maintenant sur le cas des trois langues précédentes, japonais, swahili et norvégien. Les trois phrases transitives précédentes sont mises en rapport maintenant avec des phrases intransitives :

japonais
Hanako ga hon o katta
Hanako NOM livre ACC achète
Hanako achète un livre
Hanako ga kooen made aruita
Hanako NOM parc dans promener+PAS
Hanako s’est promené dans le parc
swahili
Hamisi alimwona Juma
Hamisi 3SG/S+PAS+3SG/O+voir Juma
Hamisi a vu Juma
Hamisi alifika
Hamisi 3SG+PAS+arriver
Hamisi est arrivé
norvégien
Jeg leser historie
je étudier+PRES histoire
J’étudie l’histoire
Jeg sover
Je dormir+PRES
Je dors

Ces trois langues sont des langues nominatives puisqu’à chaque fois l’unique argument de la phrase intransitive a le même cas et/ou les mêmes marques d’accord que le sujet de la phrase transitive. Quant au norvégien, on peut à priori s’en tenir uniquement à la place des constituants syntaxiques ; l’unique argument de la phrase intransitive est placé devant le verbe comme le sujet de la phrase transitive. On ajoutera ici un autre argument en prenant en compte la forme des pronoms. L’unique argument de la phrase intransitive a la même forme pronominale que le sujet de la phrase transitive. L’objet pronominal a une forme différente comme le montre l’exemple suivant :

norvégien
Hun ser meg
elle voir+PRES moi
Elle me voit

L’argument de la forme pronominale (qui vaut également pour le français) est du même ordre que le cas morphologique puisqu’il repose sur la morphologique des constituants. Dans le cas du norvégien on doit donc prendre en compte une autre structure – la structure pronominale – pour statuer sur son type. Quant au chinois, à défaut d’autres arguments, on s’en tiendra à celui de la place des constituants syntaxiques :

chinois
wo chi rou
je manger viande
Je mange de la viande
wo lai
je venir
Je viens

L’unique argument de la phrase intransitive occupe la même place par rapport au verbe que le sujet de la phrase transitive.

On remarquera, comme cela a déjà été dit à propos du degré de synthèse et du type morphologique, que le norvégien est très proche du chinois également en ce qui concerne l’ordre des constituants et l’identification des fonctions. La différence porte finalement sur le comportement des pronoms (variable selon la fonction en norvégien, et invariable en chinois) et sur la présence d’une marque de présent dans le verbe norvégien, mais pas d’accord du verbe dans les deux langues.

Revenons sur le statut des fonctions syntaxiques. Si l’unique argument d’une phrase intransitive “se comporte comme” le sujet ou l’objet, cela ne signifie pas précisément qu’il est un sujet (dans les langues nominatives) ou qu’il est un objet (dans les langues ergatives). Une étude plus avancée de ce problème permettrait de préciser que le sujet des phrases intransitives dans les langues nominatives partage un ensemble de propriétés avec le sujet des phrases transitives, alors que le sujet des phrases intransitives des langues ergatives partagent un ensemble de propriétés avec l’objet des phrases transitives. Si cette fois je parle de sujet pour les phrases intransitives, c’est peut être qu’il est possible de définir les fonctions indépendamment des propriétés morphosyntaxiques qui les caractérisent. On peut remarquer que, dans tous les exemples précédents, la propriété de la place est partagée aussi bien par les langues nominatives que par les langues ergatives ; l’unique argument des phrases intransitives est placé devant le verbe. En grammaire générative, la position sujet se définit sur le plan général par une relation structurale hiérarchisée qui ne tient compte ni de l’accord ni du cas. Les trois propriétés – cas, accord et place – représentent des critères utiles à l’identification des fonctions mais pas à leur définition sur le plan général, sans référence à une structure de langue particulière. Autre chose, on ne peut pas assimiler simplement l’unique argument des phrases intransitives des langues ergatives à un objet, car il lui manque des propriétés sémantiques. Ce qui correspond à un objet syntaxique, se définit sur le plan lexical notamment par la propriété d’être concerné ou d’être affecté par le procès décrit par le verbe, ce qui présuppose donc un agent ou une cause efficiente.

Pour ne pas nous engager sur la question du statut théorique des fonctions syntaxiques, des propriétés lexicales des verbes et des propriétés interprétatives des arguments, nous nous en tiendrons à la formulation : l’unique argument des verbes intransitifs “se comporte comme”.

4.3.4. Systèmes hybrides et type binaire

La typologie fondée sur les propriétés morphosyntaxiques du sujet et de l’objet dans les phrases transitives et intransitives est-elle binaire ? Autrement dit, toutes les langues du monde se répartissent-elles obligatoirement en deux types complémentaires ? En fait, les prototypes proposés précédemment admettent des écarts, et il est donc envisageable de prévoir une fois de plus plusieurs cas de figure. Pour l’essentiel, je reprendrai ici la typologie de Lazard [1994] en l’adaptant à la démarche suivie ici pour la notation des structures et en la discutant. Cette typologie comportent cinq types ; deux prototypes et trois formes hybrides. Précisons d’emblée que Lazard ne parle pas de cinq types de langues mais de cinq types de structures. Autrement dit, la typologie qu’il propose ne classe pas les langues mais classe les structures que l’on peut observer dans les langues. Les commentaires que je propose montreront que les cas hybrides n’excluent pas la possibilité d’une partition des langues en deux types. Rappelons tout d’abord les deux prototypes :
type nominatif : SVO et "S"V
type ergatif : SVO et "O"V

Type nominatif
Une langue nominative est une langue dans laquelle l’unique argument des phrases intransitives se comporte (vis à vis du cas morphologique et/ou de l’accord) comme le sujet d’une phrase transitive.

Type ergatif
Une langue ergative est une langue dans laquelle l’unique argument des phrases intransitives se comporte (vis à vis du cas morphologique et/ou de l’accord) comme l’objet d’une phrase transitive.

Les trois types hybrides répondent aux structures suivantes :
type neutre : SVO et "SO"V
type mixte : SVO et "S"V/"O"V
type disjoint : SVO et XV

Type neutre
Une langue présente un type neutre si l’unique argument des phrases intransitives se comporte (vis à vis du cas morphologique et/ou de l’accord) comme le sujet et l’objet d’une phrase transitive.

Type mixte
Une langue présente un type mixte si l’unique argument des phrases intransitives se comporte (vis à vis du cas morphologique et/ou de l’accord) comme le sujet ou comme l’objet d’une phrase transitive.

Type disjoint
Une langue présente un type disjoint si l’unique argument des phrases intransitives se comporte (vis à vis du cas morphologique et/ou de l’accord) ni comme le sujet ni comme l’objet d’une phrase transitive.

Pour le type neutre, tout repose sur l’importance que l’on accorde à la place des constituants dans les langues dépourvues de procédés morphosyntaxiques, ou pour lesquelles nous ne disposons pas de descriptions suffisantes. Si l’on ne tient pas compte de la place du sujet et de l’objet dans les phrases transitives, et de la place de l’unique argument des phrases intransitives, alors les exemples norvégiens et chinois relèvent du type neutre dès lors que l’unique argument ne présente aucune propriété différentielle par rapport aux arguments de la phrase transitive. Notons cependant que le norvégien présente dans son système pronominal une preuve suffisante pour y voir le comportement d’une langue nominative. Quant au chinois, il est impossible, comme on l’a vu précédemment, de faire appel à la forme des pronoms dans les deux phrases étant donné que ces derniers sont invariables du fait du caractère isolant de cette langue. De ce point de vue, l’exemple chinois est une illustration du type neutre (Lazard donne un exemple birman qu’il est inutile de reprendre ici). Si l’on tient compte maintenant du critère de la place des constituants (à défaut d’autres arguments) alors le norvégien et le chinois sont l’un et l’autre du type nominatif, car l’unique argument de la phrase intransitive se place devant le verbe comme le sujet de la phrase transitive. Du coup, le type neutre n’existerait pas dans les langues du type SVO (et OVS) – où chacun des arguments du verbe transitif est placé de part et d’autre du verbe parce que l’unique argument des verbes intransitifs se place forcément à gauche ou à droite du verbe. Le type neutre vaudrait donc surtout pour les langues de type SOV (et VSO) dans lesquelles sujet et objet occupent la même place relativement au verbe. Si dans une phrase intransitive, l’unique argument précède le verbe, on ne peut pas savoir s’il doit cette propriété au sujet ou à l’objet de la phrase transitive car tous les deux sont placés devant le verbe.

Le type mixte est présent en géorgien et dans les langues australiennes. En géorgien, on a le type nominatif au présent et le type ergatif à l’aoriste. Dans les langues australiennes, comme le dyirbal, la structure ergative concerne les phrases avec syntagmes nominaux tandis que la structure nominative est systématique dès lors qu’il s’agit de pronoms. Les exemples suivants sont empruntés à Lazard :

dyirbal
balan d’ugumbil baŋgul yaṛaŋgu balgan
ART/ABS femme/ABS ART/ERG homme/ERG frapper
L’homme frappe la femme
bayi yaṛa baniñu
ART/ABS homme/ABS venir
L’homme vient
ARTicle, ABSolutif, ERGatif

Dans la phrase transitive avec arguments nominaux, le sujet est à l’ergatif et l’objet est non marqué (absolutif). Dans la phrase intransitive, l’unique argument est à l’absolutif comme l’objet de la phrase transitive. La structure est du type ergatif.

dyirbal
ŋad’a ŋinuna balgan
moi/NOM toi/ACC frapper
Je te frappe
ŋinda baniñu
toi/NOM venir
Tu viens
NOMinatif, ACCusatif

Dans la phrase transitive avec pronoms, le sujet est au nominatif tandis que l’objet est à l’accusatif. Dans la phrase intransitive, l’unique argument du verbe se comporte comme le sujet de la phrase transitive. La structure est donc du type nominatif.

Le type disjoint est représenté par l’hindi (exemples empruntés à Lazard) :

hindi
billī-ne ghore-ko dekh-ā hai
chat-ERG cheval-ACC voir/PPRES-F AUX/3SG
Le chat voit le cheval
billī gir-ī hai
chat tomber/PPAS-F AUX/3SG
Le chat est tombé
ERGatif, ACCusatif, PPRES = participe présent, AUXiliaire, Masculin, Féminin

Dans la phrase transitive le sujet est signalé par le suffixe ergatif -ne et l’objet est également marqué par un suffixe (accusatif = -ko). Le verbe s’accorde en personne, nombre et genre avec le sujet (chat est un mot féminin en hindi). Le fait que l’accord se répartisse entre l’auxiliaire et le participe passé importe peu ici. Dans la phrase intransitive, l’unique argument partage avec le sujet de la phrase transitive la propriété de l’accord. Par contre, il n’a ni le cas du sujet ni le cas de l’objet.

Comme le signale Lazard la structure nominative existe également en hindi. Il suffit pour cela de changer le temps du verbe :

hindi
billī ghore-ko dekht-ī hai
chat cheval-ACC voir/PPAS-F AUX/3SG
Le chat a vu le cheval
billī gir-ī hai
chat tomber/PPAS-F AUX/3SG
Le chat est tombé
PPAS=participe passé

Dans la phrase transitive, le sujet est non marqué, s’accorde avec le verbe en personne, nombre et genre et l’objet est marqué par le cas accusatif. Dans la phrase intransitive, l’unique argument est non marqué et il s’accorde avec le verbe dans les mêmes conditions que le sujet de la phrase transitive. Avec cet exemple, l’hindi répond précisément au prototype des langues nominatives. Les premiers exemples constituent un écart par rapport à ce prototype, à la fois par le comportement du sujet dans la phrase intransitive (la structure est du type disjoint) et par le double marquage des arguments du verbe transitif. L’hindi est donc plutôt une langue qui s’approche du prototype des langues nominatives.

Le type neutre peut être écarté si l’on fait l’hypothèse (raisonnable) qu’il existe toujours un argument possible dans la syntaxe des langues pour savoir si une langue relève du type nominatif ou ergatif (voir le cas du norvégien). Le type disjoint, représenté ici par l’hindi, peut être également écarté puisqu’il existe des structures dans cette langue qui permettent de déterminer si la langue est plutôt de type nominatif ou plutôt de type ergatif. Donc, si l’on retient des cas hybrides uniquement les structures mixtes (une langue peut avoir des structures nominatives et des structures ergatives) alors nous pouvons concevoir la répartition entre langues nominatives et langues ergatives comme deux ensembles non disjoints dont l’intersection correspond aux langues qui ont les deux structurations :

représentation schématique des langues nominatives et langues ergatives comme deux ensembles non disjoints dont l'intersection correspond aux langues qui ont les deux structurations

Les langues citées dans cette parties se répartissent ainsi (le nombre d’exemples n’a évidemment aucune valeur indicative) :

schéma de la répartition entre un ensemble, à gauche, qui contient des exemples de langues nominatives (français, hongrois, russe, japonais, swahili, turc, norvégien) et un second ensemble non disjoint, à droite, qui contient des exemples de langues ergatives (avar, basque, quiché). À l'intersection de ces deux ensembles, figurent des exemples de langues qui ont les deux structurations (géorgien, dyirbal, hindi)