6.5. "Hyper-capitalismes", financiarisation des entreprises et montée des inégalités

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Cours: Histoire des faits économiques
Livre: 6.5. "Hyper-capitalismes", financiarisation des entreprises et montée des inégalités
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Date: vendredi 3 mai 2024, 21:16

Introduction de la section et objectifs

Le capitalisme change de façon significative à partir des années 1980 sous l’effet de réformes de libéralisation qui modifient en profondeur le fonctionnement de la sphère financière. Les états, les entreprises s’adaptent vite à cette nouvelle donne. Les états favorisent la mobilité des capitaux vers leur économie au moyen des politiques fiscales très favorables aux revenus du capital ; les entreprises favorisent la distribution des bénéfices aux actionnaires sur la progression des salaires ; ces deux dynamiques auront pour conséquence une remontée des inégalités sociales dans tous les pays capitalistes.

A la fin de cette section, vous saurez :

  • Expliquer ce qu’est la « New corporate governance » et le capitalisme actionnarial / financiarisé
  • Expliquer quel est le mode de régulation économique associé au capitalisme actionnarial / financiarisé
  • Décrire les différences entre les différents types de capitalisme qui se sont succédés dans l’histoire des deux derniers siècles
  • Expliquer l’impact du mode de régulation du capitalisme actionnarial / financiarisé sur les inégalités et comment cet impact varie selon les types de politiques sociales et d’état providence



« New corporate governance » et montée en puissance de l’actionnaire

La norme de la « corporate governance » et de la valeur actionnariale se développent dans les années 1970 et s’impose dans les systèmes juridiques à partir des années 1990 dans tous les pays de l’OCDE. L’article de Jensen et Meckling (1976) Theory of the firm : managerial behavior, agency costs and ownership structure, Journal of Financial Economics est un des plus cités pour justifier cette nouvelle approche de la gouvernance et des objectifs des firmes. Son argument central est que l’entreprise est représentée comme un lieu où cohabitent des intérêts contradictoires avec pour fonction unique de maximiser la richesse des actionnaires. 

La relation entre actionnaires et dirigeants est désormais conçue comme la recherche d’un contrat optimal en asymétrie d’information, celui qui maximise le contrôle tout en minimisant les coûts de ce contrôle. La firme se comporte de façon optimale compte-tenu de l’asymétrie d’information et des comportements opportunistes des managers (optimum de second rang) lorsqu’elle maximise l’utilité des actionnaires ; tous les mécanismes qui permettent d’aligner les intérêts des managers sur ceux des actionnaires rapprochent de l’optimum de premier rang : pression des marchés financiers et des investisseurs, CA composé par les représentants des actionnaires et d’administrateurs indépendants qui devient un organe de sanction et de contrôle plutôt que d’orientation stratégique. 

La bonne gouvernance de l’entreprise est alors la structure d’incitation, de contrôle et de sanction qui permet de maximiser le contrôle sur le manager (qui a intérêt à détourner les ressources de son entreprise à son profit tout en dissimulant l’information pour les actionnaires), tout en minimisant les coûts de ce contrôle (en termes de surveillance mais également de dépenses d’allégeance du manager.

A un capitalisme familial puis managérial succède donc un capitalisme financier dominé par les fonds d’investissement que la globalisation financière a placé en position d’acteur majeur dans la participation au capitalisme mondial. Ces fonds d’investissement ont favorisé l’émergence de nouvelles règles d’organisation et de gestion des firmes : la gouvernance. Ils ont eu un rôle déterminant dans la diffusion de la valeur actionnariale. Soucieux de rentabiliser les titres qu’ils gèrent au nom de leurs mandataires, ces investisseurs ont profité de leur poids croissant sur les marchés des capitaux pour renforcer leurs exigences envers les dirigeants de société. Même si leur poids dans le capital social des entreprises reste faible dans l’absolu, ils pèsent relativement lourd face à un actionnariat très dispersé. Dans un contexte de contrôle externe des managers, les gros investisseurs institutionnels (assurances, fonds de pension) se comportent comme des actionnaires traditionnels et leur objectif est la maximisation de la valeur de leurs participations financières dans les entreprises.


La financiarisation des stratégies des firmes

Les caractéristiques des firmes ont considérablement changé depuis la révolution industrielle, comme le montre le tableau 6.5.1. L’objectif prioritaire des managers des entreprises du capitalisme financiarisé est de créer de la valeur actionnariale (maximiser l’Economic Value Added, c’est-à-dire le résultat économique de l’entreprise une fois rémunérés les capitaux propres et empruntés), et d’engendrer des plus-values sur les actions de l’entreprise afin que le cours de l’action augmente et que les investisseurs maintiennent leur investissement. Cet objectif l’emporte donc sur les objectifs de croissance de la production et de l’emploi qui prévalaient dans le régime de capitalisme précédent. Il en résulte une « financiarisation » des stratégies des firmes qui se décompose en plusieurs politiques complémentaires : réduction des coûts salariaux, délocalisations, rationalisation de la production permettent d’augmenter les profits, tandis que l’externalisation et le rachat par l’entreprise de ses propres actions sur le marché permettent de réduire le capital immobilisé.

Tableau 6.5.1. Caractéristiques des firmes et modèles historiques de capitalisme

Evolution historique des capitalismes

Selon Aglietta et Rebérioux (2004), le principe de l’EVA qui fonde l’évaluation de la création de valeur actionnariale (une valeur n’est créée qu’au-delà d’un seuil minimum de rentabilité – donné par le coût du capital investi évalué par le marché) transforme l’actionnaire de preneur de risque en créancier protégé, comme des prêteurs. Or, cette réduction du risque porté par les actionnaires s’accompagne nécessairement d’une augmentation du risque assumé par les autres parties prenantes : les salariés (individualisation des rémunérations, flexibilité des contrats), sous-traitants etc.  La part des dividendes dans les profits est ainsi passée de 25% en 1980 à 50% en 1990 et s’est stabilisée à ce niveau pendant toutes les années 1990 malgré une augmentation des profits. De 1998 à 2003, la baisse des profits s’accompagne d’une augmentation de la part des dividendes jusqu’à 83% en 2003 : les revenus des actionnaires sont donc garantis par les nouveaux modes d’évaluation de la performance financière imposés par les marchés financiers et les investisseurs institutionnels.

C’est l’actionnaire qui dirige l’entreprise désormais. Toutefois, il ne s'agit généralement plus d'un individu, mais souvent de fonds de placement ou de fonds de pensions, ou de banques chargées de faire fructifier l'épargne des déposants, exigeant qu'ils soient petits ou grands. Mais les managers conservent malgré tout une réelle autonomie de décision dans la plupart des firmes dont le capital accueille des investisseurs institutionnels. Certains économistes contestent enfin l’effectivité de cette nouvelle puissance des actionnaires au sein de l'entreprise. Pour le prix Nobel Joseph Stiglitz (2004) les entreprises sont toujours aux mains des managers et des comptables qui ne fournissent pas aux actionnaires des données réelles sur la santé des entreprises et n'hésitent pas à voler ces derniers via des manœuvres financières incomprises, en particulier la distribution de stock-option. Exemple : les scandales Enron et autres des années 2000.

Régulation financiarisée, déflation salariale et inégalités

En 2014, la part du revenu total avant impôt reçue par les 50 % les plus pauvres était de 23 %, tandis que la part des 10 % les plus riches était de 33 %. Bien que l'inégalité des revenus en France ne soit pas négligeable en 2014, elle contraste avec la situation d'il y a un siècle. En 1900, les 10 % les plus riches avaient reçu la moitié du revenu national français total. 

L'inégalité des revenus a diminué de manière significative entre le début de la Première Guerre mondiale et fin de la Seconde Guerre mondiale en raison de la chute de la capitale les revenus résultant de la destruction du capital physique, de l'impact de l'inflation et des effets des nationalisations et du contrôle des loyers. Les luttes entre le travail et le capital pour partager les fruits de la croissance entre les années 1945 et 1983 ont été marquées par une période de turbulences en matière d'inégalité des revenus, avec une augmentation jusqu'en 1968, lorsque des troubles civils ont poussé le gouvernement à réduire les différences de salaires grâce aux politiques fiscales. Les mesures d'austérité introduites en 1983, notamment la fin de l'indexation des salaires à l'inflation, a amorcé une tendance à l'accroissement des inégalités. Les écarts salariaux et les rendements du capital ont augmenté par la suite.

L'effet de la financiarisation des économies et des entreprises

La financiarisation des économies et des entreprises a amplifié ce phénomène dans les années 1980 et 1990 dans tous les pays industrialisés. Les entreprises ont été conduites à mener des politiques structurelles de réduction des coûts, notamment de la masse salariale, à la fois pour maintenir leur compétitivité face à la concurrence internationale, mais également pour assurer une rentabilité croissante aux investisseurs. En conséquence, les salaires nominaux n’ont augmenté qu’au rythme de l’inflation (faible pendant cette période depuis le début des années 1980), laissant les salariés avec des revenus réels stagnants depuis 40 ans (Graphique 6.5.1). L’évolution est la même en Europe.

Graphique 6.5.1. La croissance régulière des salaires nominaux aux Etats-Unis cache la stagnation des salaires réels (Source: Statista; Données Bureau of Labour Statistics)

salaires réels US

Comme les profits et les revenus du capital mobilier augmentent beaucoup plus vite que ceux du travail, la part de ces derniers dans le PIB a diminué régulièrement depuis 40 ans comme le montre le graphique 6.5.2 pour les principaux pays industrialisés.

Graphique 6.5.2. Evolution de la part des salaires dans le PIB (en %) : 1960-2020


La part des 10% les plus riches dans le revenu national

Autre conséquence, la part des revenus des 10% les plus riches, c’est-à-dire des populations pour lesquelles les revenus du travail ne sont pas majoritaires dans leur revenu total, a augmenté très vite dans les pays industrialisés et encore plus vite dans les pays émergents à croissance rapide comme la Chine et l’Inde (Graphique 6.5.3). Le graphique montre également que dans certaines régions en développement comme le Moyen-Orient ou l’Afrique sub-saharienne, les inégalités de revenu sont plus stables, car la financiarisation y est moins poussée. Mais elles sont placées à un niveau structurellement  très élevé puisque les 10% les plus riches se partagent 60% du revenu national au M-O et 55% en ASS.

Graphique 6.5.3. Part des 10% les plus riches dans le revenu national : 1980-2015 (Source : World Inequality Report, 2018)


Des différences importantes dans les trajectoires d’inégalités associées à l’"Hyper-capitalisme"

Toutefois, les trajectoires d’inégalité seront très différentes selon les types de capitalismes dans lesquels la financiarisation se développe. Dans les capitalismes anglo-saxons, comme les Etats-Unis, les inégalités augmentent sous l’effet conjugué de l’enrichissement de l’élite économique et de l’appauvrissement des classes populaires (Graphique 6.5.4) alors que pour l’Europe, les riches deviennent plus riches mais les classes populaires ne s’appauvrissent pas de façon absolue.

Graphique 6.5.4. Parts du revenu national des 1% les plus riches et des 50% les plus pauvres aux Etats-Unis et en Europe de l'ouest:  1980-2015 (Source : World Inequality Report, 2018)

Part des 1% plus riches EU

Part des 1% plus riches Europe

Dans de nombreux pays, aux Etats-Unis comme en France, c’est l’endettement des ménages qui a plus que doublé par rapport aux années 1970, comme le montre le graphique 6.5.5, qui a permis de compenser la stagnation des salaires réels pour soutenir la consommation de nombreux ménages des années 1980 à la fin des années 2010.

Graphique 6.5.5. Ratios de dette/revenu disponible des ménages : 1960-2012 (Source : Shorrocks, Anthony, Jim Davies and Rodrigo Luberas (2012) Global Wealth Databook, Credit Suisse Group AG,. Zurich.

Dette privée


Une fiscalité pro-capital

Comme le montre le graphique 6.5.6, la fiscalité de plus en plus favorable au capital à partir des années 1980 puisque le taux d’imposition marginal, c’est à dire celui qui porte sur les très hauts revenus généralement issus du patrimoine financier, diminue fortement dans les années 1980 et 1990 dans tous les pays développés.

Graphique 6.5.6. Taux supérieur de l’impôt sur le revenu : 1900-2020 (Source : Piketty, 2019)

Taux supérieur impôt

Cette fiscalité pro-capital s’impose dans les années 1980, d’abord au Royaume-Uni (Thatcher) et aux Etats-Unis (Reagan) puis partout ailleurs. Elle s’inspire des théories du ruissellement qui supposent que laisser les riches s’enrichir plus encore a des effets positifs sur l’ensemble de la société car la propension à investir des riches est supérieure, ce qui crée des emplois et des revenus pour le reste de la population lorsque ces riches investissent dans la production. De plus, les recettes fiscales devraient augmenter en diminuant les taux supérieurs du fait de la diminution de l’évasion fiscale de la part des plus riches. L’amplification du caractère anti-redistributif de la fiscalité s’associe donc avec la croissance rapide des revenus financiers pour amplifier ce mouvement d’augmentation des inégalités. Puisque le patrimoine génère des revenus du patrimoine qui à leur tour permettent l’augmentation des patrimoines, les inégalités sont beaucoup plus fortes sur les patrimoines que sur les revenus comme le montre la comparaison des Etats-Unis et de la France ou l’Europe dans les graphiques 6.5.7 et 6.5.8.

Graphique 6.5.7. Part du patrimoine national détenue par les 1% des ménages possédant les plus gros patrimoines: 1900-2010 (Source : Piketty, 2019)

1% patrimoine comparaison

Graphique 6.5.8. Part du revenu national détenue par les 1% des ménages possédant les plus gros revenus : 1900-2010 (Source : Piketty, 2019)

Part des 1% plus riche patrimoine

Alors que les 1% les plus riches en termes de patrimoine détiennent près de 40% du patrimoine total aux Etats, les 1% les plus riches en termes de revenu ne concentrent que 20% du revenu national. Les 1% des européens les plus riches en termes de revenu ne captent que 12% du revenu total, contre 25% du patrimoine français possédé par les 1% les plus riches en termes de patrimoine.

Références

Aglietta, M. et A. reberioux (2004) Dérives du capitalisme financier, Paris: Albin Michel.

Jensen et Meckling (1976) Theory of the firm : managerial behavior, agency costs and ownership structure, Journal of Financial Economics

Piketty, Thomas (2019) Capital et Idéologie, Paris : Le Seuil.

World Inequality Lab (2018) World Inequality report  https://wir2018.wid.world/


Pour aller plus loin

Sur les liens entre globalisation financière et inégalités mondiales, la passionnante conférence de Thomas Piketty sur son dernier livre « Capital et idéologie » :


Sur l’évolution des inégalités dans le capitalisme financiarisé d’aujourd’hui : la vidéo « Les riches deviennent-ils plus riche en Europe ? » (vidéo Alternatives Economiques):