6.2. La montée d’un capitalisme financiarisé et le retour des crises

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Cours: Histoire des faits économiques
Livre: 6.2. La montée d’un capitalisme financiarisé et le retour des crises
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Date: samedi 27 avril 2024, 22:40

Introduction de la section et objectifs

Les économies riches sortent de la crise des années 1970 par des réformes de libéralisation massives suivant le modèle des pays anglo-saxons. Le domaine de dérégulation le plus massif est le domaine financier. Mais les normes encadrant le fonctionnement des entreprises évoluent aussi radicalement. Dans ce contexte de financiarisation du capitalisme des pays riches, les crises financières redeviennent fréquentes et celle de 2008 aura des conséquences négatives durables sur les économies industrialisées.

A la fin de cette section, vous saurez :

  • Décrire les politiques de libéralisation financière des années 1980-90 et leurs effets ;
  • Expliquer pourquoi ces réformes ont modifié le mode de régulation du capitalisme ;
  • Expliquer ce qu'est le capitalisme financiarisé et la financiarisation ;
  • Expliquer le retour des crises financières à partir des années 1990 ;
  • Expliquer le changement de mode d'intervention des banques centrales en lien avec la financiarisation.

Les réformes de libéralisation financière et la montée d’un capitalisme financiarisé 

Les années 1980 et l'évolution du capitalisme

Au cours des années 80, le capitalisme évolue sous l’effet de plusieurs mutations. La régulation macroéconomique se concentre sur la lutte contre l’inflation : politique monétaire de rigueur, rigueur salariale et désindexation des salaires sur les prix, monnaie forte. Le marché redevient le mécanisme majeur de coordination et est renforcé par les politiques de dérèglementation (EU) et de privatisation (GB, France – la part de l’Etat dans les 50 principaux groupes industriels français est passée de 74% en 1984 à moins de 20% en 2000) qui se multiplient pendant les années 80. Le contrôle de l’Etat sur les crédits distribués passe au cours des privatisations de 80% des crédits à 20%. En conséquence, on accélère le démantèlement des protections de marchés, mais également du contrôle de l’Etat sur les stratégies des grandes firmes et sur les biens publics.

Tableau 6.2.1. Le changement de mode de régulation du capitalisme

Tableau: les types de régulation capitaliste

Le compromis capital/travail antérieur est brisé et la part des salaires dans la VA diminue partout. Cependant, les résultats des entreprises s’améliorent et elles rentrent de plain-pied dans un capitalisme concurrentiel mondialisé puisque les économies se sont largement ouvertes au cours des années 80 et 90 au commerce, aux IDE et aux flux financiers. En France, les privatisations amplifient cette ouverture des firmes françaises aux investisseurs mondiaux (36,3% du capital en moyenne fin 2000 contre 25,5% en Allemagne et 22,4% au Royaume-Uni). Le poids plus important de certains d’entre eux (investisseurs institutionnels) donne à leurs objectifs de rentabilité de court terme une importance nouvelle dans la gouvernance et les stratégies de firmes. Mais ces firmes françaises sont également des leaders mondiaux dans de nombreux domaines.

Des dérégulations au capitalismes financiers

En parallèle, les dérèglementations s’intensifient dans les secteurs financiers dans les années 1980 puis 1990. Les réformes financières consistent à déréguler et décloisonner le secteur de la finance. Il s'agit de diminuer les régulations qui avaient été mises en place progressivement après la grande crise de 1929 afin de limiter les prises de risque des acteurs des marchés financiers. Il s'agit également de favoriser l'intégration financière internationale et de favoriser la concurrence internationale entre les banques afin de faire baisser le prix du capital et de favoriser l'investissement. La concurrence est également sensée améliorer la qualité des investissements et faciliter la diversification des risques pour les différents acteurs de l'économie. Couplées avec les nouvelles technologies de l'information qui accélèrent la vitesse et diminue le coût des transactions financières à l'échelle globale, ces réformes génèrent une finance globalisée dont l'influence sur l'économie réelle va augmenter rapidement et dramatiquement.

Une façon évidente d'illustrer cette influence est de décrire la façon dont les changements de système se répercutent sur un acteur fondamental du capitalisme : la firme. Les évolutions vers le capitalisme financier que nous venons de décrire traduisent un retour en force des propriétaires dans les entreprises. Dans les années 1970-1980, la question du déclin des firmes américaines face aux japonaises et aux européennes conduit à l’accusation des firmes conglomérales gérées par des managers en dépit de toute logique de rentabilité. L'idéologie dominante qui émerge pendant les années 1980 est que l'actionnaire doit redevenir la finalité de l'entreprise. Le manager est replacé dans sa position de mandataire, et en tant que tel est soumis aux incitations, au contrôle et à l’évaluation-sanction des mandants.


Les années 1990, le développement des marchés d'action

Le glissement vers un capitalisme actionnarial pendant les années 1990 conduit à des ruptures profondes des logiques de financement des entreprises : les fonds propres augmentent (taux d’autofinancement des entreprises françaises passe de 90% contre 60% dans les années 70), le recours à l’endettement bancaire diminue (passe de 63% à 28% des financements externes entre 1980 et 2000 pour la France), le financement par actions progresse rapidement (passe de 2,8% en 1980 à 52,5% des financements externes en 2000 pour la France). 

Une autre conséquence est le développement très rapide des marchés d’actions et le fait que les banques elles-mêmes se sont adaptées à la diminution du financement de marché se finançant elles-mêmes en émettant des actions et en finançant les entreprises en achetant leurs actions (près de 50% de leur actif en 2002 contre 5% en 1980 ; les crédits étant passés de 84% de l’actif des banques françaises à 38% sur la même période). Les réformes ont également des conséquences importantes sur le secteur bancaire. Les frontières entre les activités de crédit et de marché disparaissent donc, ce qui a fini par accroitre la vulnérabilité des banques comme l’a montré la crise des « subprimes » de 2009.

Les crises du capitalisme financiarisé

Le contexte


Dans les années 1990, le succès du policy-mix de Clinton-Greenspan (rigueur budgétaire couplée à souplesse monétaire) aux EU permet de rétablir les équilibres financiers sans pénaliser la croissance. Au même moment, les économies européennes en marche vers l’Euro cumulent politique budgétaire et monétaire restrictives ce qui pénalise fortement la croissance et l’emploi pour une décennie. Ce précédent ouvre une longue période d’argent pas cher de la part de la Fed américaine, puis, à partir des crises de la fin des années 2000, de la BCE. En parallèle, les capitaux des banques et investisseurs internationaux sont revenus massivement vers les pays riches à la faveur des crises des économies émergentes de la deuxième moitié des années 1990. Pendant toutes les années 2000, cette configuration historique de capital peu cher et de crédit illimité a conduit à des crises financières dans les économies riches liées à la formation de bulles spéculatives sur les marchés immobiliers (2008) et mobiliers (2001 et 2009). De plus ces crises sont liées car ce sont les taux d’intérêt très bas de la Fed pour sortir de la crise des valeurs internet en 2001-2002 qui ont nourrit la bulle immobilière qui éclatera en 2008 avec la crise des « subprimes ».

Les crises des années 2000 sont des crises de la spéculation et de la dérégulation des marchés financiers.

La crise de 2001 est due à une bulle spéculative sur les valeurs liées à internet. Cette bulle conduit à des surinvestissements dans un secteur nouveau et prometteur jusqu’à ce que les investisseurs constatent les très faibles rendements des activités liées à l’internet et retirent leurs capitaux provoquant une grave crise boursière.
La crise de 2008 est provoquée par un excès de crédit immobilier aux Etats-Unis alimenté par l’argent peu cher. Les banques et acteurs privés du crédit depuis quelques années proposent des prêts hypothécaires aux ménages américains ("subprimes"), même les plus modestes. A partir du moment où un certain nombre de ces ménages modestes ne peuvent plus rembourser leur prêt immobilier, les biens saisis par les prêteurs se retrouvent sur le marché de l’immobilier saturé dont les prix chutent. Les banques sont alors elles-mêmes en difficulté et certaines font faillite. De plus, la panique gagne rapidement les marchés financiers car des produits dérivés, c'est-à-dire des produits financiers vendus comme placement par les banques et qui sont construits en assemblant des risques de différentes nature sont présents dans les actifs de toutes les grandes banques multinationales. Or, comme ces produits dérivés contiennent des risques du marché immobilier américain (subprimes), il est désormais impossible pour les banques de connaitre leur valeur et son évolution à court terme. Elles sont donc contraintes de neutraliser ces composantes de leur actif et cessent de se faire confiance mutuellement, plongeant momentanément les économies riches dans un épisode de resserrement du crédit (credit crunch) qui peut faire autant de dégâts que celui de 1929.

La gestion des crises du XXIème siècle

A partir de septembre 2008 et de la panique financière provoquée par la faillite de la Banque Lehman Brothers, les banques centrales des pays riches se mettent à développer des opérations de création monétaire de plus en plus complexes appelées « quantitative easing » (assouplissement quantitatif) consistant à faire des prêts au secteur bancaire à court et moyen terme (jusqu’à 1 ou 2 ans) et à acheter des titres émis par les entreprises et les gouvernements à plus long terme (jusqu’à 10 ans) dans des proportions inédites.

Le financement de l’économie est donc double, à la fois par les prêts des banques et par les achats de titres par la banque centrale sur le marché financier. En septembre-octobre 2008, la taille du bilan de la Fed passe de 5% du PIB à 15% soit 10% du PIB de création monétaire en deux mois. La taille du bilan continue à augmenter ensuite jusqu’à représenter 25% du PIB en 2014. En Europe, la même tendance s’observe dans des proportions encore plus fortes : le bilan de la BCE passe d’une valeur de 15% du PIB de la zone euro en 2008 à une valeur de 40% en 2018 (Piketty, 2019 : 813). Les chiffres correspondants atteignent plus de 100% pour la Suisse et le Japon.

La financiarisation de la politique monétaire

Les politiques monétaires ont changé dans les années 2000 puisqu’elles prennent la forme non conventionnelle d’opérations de marchés (open market) de la part de la banque centrale qui émet de la monnaie nouvelle en achetant des titres aux emprunteurs.

 Graphique 6.2.1. Actifs totaux de la banque centrale en % du revenu national du pays (Source : Piketty, 2019)

Le graphique 6.2.1 tiré de Piketty (2019) représente l’évolution de la taille du bilan des banques, c’est-à-dire des actifs qu’elles ont acquises contre de la monnaie émise, montre qu’un changement brutal s’opère dans la deuxième partie des années 2000. Les bilans des banques centrales étaient jusque-là, et ce depuis les années 1960, régulièrement alimentés par des prêts de liquidités de court terme de la Banque centrale aux banques privées afin qu’elles puissent à leur tour financer l’économie par des prêts. Le niveau structurellement moins élevé pour les Etats-Unis reflétant uniquement le fait que le financement de l’économie y passe plus par les marchés financiers que par le crédit bancaire qu’en Europe ou dans les autres pays riches.

En limitant les faillites bancaires en cascade, cette réaction massive des banques a évité que la crise financière ne se transforme en récession grave comme dans les années 1930. Toutefois, l’inconvénient est que ces politiques favorisent le retour de bulles spéculatives et de crises financières dans le futur (immobilier, dette étudiante …) en permettant aux spéculateurs d’accéder à de l’argent très peu cher. Un autre inconvénient est de laisser croire aux acteurs que le mode de fonctionnement passé qui a provoqué la crise financière n’a pas besoin d’être réformé et modifié : pas plus besoin de régulation financière, de régulation des échanges mondiaux ou de l’impact environnemental de la production qu’avant la crise. Piketty (2019 : 815) rappelle que dans un contexte de financiarisation rapide des économies, les marges de croissance des actifs financiers détenus par les banques centrales sont encore importantes. La BCE ne possède en effet que 4% de la totalité des actifs et passifs financiers détenus par les entreprises, les ménages et les gouvernements des pays de la zone euro qui atteignent 1100% du PIB de 2018 contre moins de 300% du PIB dans les années 1970-1980 (Piketty, 2019 : 815-16).

Les chiffres des 10 dernières années montrent que la taille de la sphère financière croît beaucoup plus vite que celle de l’économie réelle. Piketty (2019 : 816) rappelle que dans un contexte de grande stabilité des prix et des salaires, cette inflation financière risque de poser des problèmes d’accroissement des inégalités de patrimoine et de remboursement puisque la valeur réelle de ces actifs ne diminue pas comme elle l’a fait lors de l’après 2ème guerre mondiale pendant laquelle la taille des actifs financiers a fortement augmenté pour financer l’effort de guerre. La crise du COVID a offert à l’Europe des moyens nouveaux pour rééquilibrer les instruments de politiques économiques puisque des fonds publics européens bien supérieurs au 1% de PIB de budget antérieur est venue compléter la politique monétaire ont été mis à disposition des différents états à la suite d’un accord inédit entre la France et l’Allemagne. Cependant, cet outil budgétaire nouveau est encore financé par l’endettement. L’impôt européen n’étant pas encore à l’ordre du jour.

Références

Esther, Jeffers, et Pollin Jean-Paul (2012) Déréglementation bancaire des années 1980 et crise financière. In: Revue d'économie financière, n°105. La nouvelle finance américaine. pp. 103-112. https://www.persee.fr/doc/ecofi_0987-3368_2012_num_105_1_5965

Aglietta, Michel et Antoine Rebérioux (2004) Dérives du capitalisme financier, Paris : Albin Michel.

Reinhart , C. et K. Rogoff (2010) Cette fois, c'est différent : Huit siècles de folie financière, Pearson.

Thesmar, David (2008) « Retour sur la déréglementation financière », Regards croisés sur l'économie, 2008/1 (n° 3), p. 67-74. DOI : 10.3917/rce.003.0067. URL : https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2008-1-page-67.htm

Stiglitz, Joseph (2004) Quand le capitalisme perd la tête, Paris : Fayard.



Pour aller plus loin

Sur les réformes de déréglementation financière dans les années 1980 et 1990 : Lire l’entretien avec David Thesmar, un des meilleurs spécialistes français de l’économie financière : https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2008-1-page-67.htm

 Sur l’impact des déréglementations financières sur les crises et l’instabilité financière:

Sur les crises financières, regardez la vidéo Citéco : « Comment se propage une crise financière ? » : https://www.citeco.fr/la-crise

Sur la crise des "subprimes" de 2008, regardez la courte vidéo du Monde :

Sur les nouvelles politiques monétaires après la crise des "subprimes" de 2008: 

  • « Qu’est-ce que la politique monétaire non conventionnelles? » :  
https://abc-economie.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/pol_mon_convent.pd

https://abc-economie.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/l-eco-en-bref-politiques-monetaires-non-conventionnelles-2019-02-21_0.pdf